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Rendez-Vous Avec al-Qaida – French edition of Dining with al-Qaeda

December 16, 2012 2 comments

The French edition of Dining with al-Qaida is now out, available from bookshops, amazon.fr (here) or direct from the publisher, Presses de l’Université Laval!

I guess I have to resign myself once again to the book being symbolised as a lonely man in Arabian costume, perched on a mountain ridge, and contemplating the naked but empty nobility of his desert homeland. Of course, this French-language version does echo the cover of the U.S. edition. The other pictures chosen for the back cover here better make the point of Middle Eastern diversity that I hope the book brings to the reader – a lovely glimpse of the Ummayad mosque in Damascus from upstairs in a carpet seller’s shop in the Souq al-Hamidiyeh, a piece of ‘revenge!’ wall graffiti of a bus bomb sprayed onto a wall in Gaza by Hamas, and some very risque sculpture on the Jeddah Corniche. Even more fortunately, with the help of translator Benoit Léger, there was nothing in the publishers’ blurb this time about my “following in the steps of Lawrence of Arabia”…

La Syrie de la famille Assad dans ‘Rendez-vous avec al-Qaeda’

April 23, 2012 2 comments

Benoit Léger

Benoit Léger, qui traduit Rendez-vous avec al-Qaeda (Dining with al-Qaeda) en français, m’a envoyé cet extrait de son travail en cours. Benoit a déjà traduit de manière spectaculaire mon livre Fils de conquérants : Le monde türk et son essor qui a apparu l’an dernier (cliquez ici pour le voir sur amazon.fr, ou ici pour la maison d’edition, Presses de l’Universite Laval).

 

 

Chapitre 13.

Républiques royales et monarques démocrates

extrait traduit par Benoit Léger (en cours, avril 2012)

Je retournai en Syrie un an plus tard, en 2001, dans l’espoir de donner aux lecteurs du Journal des nouvelles du printemps de Damas. Le docteur Bachar avait fait fermer une tristement célèbre prison du désert et libéré six cents prisonniers politiques; il avait aussi autorisé l’ouverture d’une première école privée. Le parlement avait voté de nouvelles lois qui légalisaient les banques privées et protégeaient le secret bancaire. Des mesures étaient prises pour libéraliser les règlements douaniers et celles portant sur les devises étrangères qui étouffaient le commerce depuis si longtemps. Les antennes paraboliques envahissaient également le paysage urbain de Damas.

L’un des symboles de cette période était un hebdomadaire rempli de caricatures du nom de Al-Doumari (« L’Allumeur de réverbères »). À son apparition en 2001, il se vendait en une heure à plus d’exemplaires que les trois indigestes journaux d’État réunis. Les Syriens n’avaient rien vu de tel depuis l’interdiction de la presse privée, trente-huit ans auparavant.

Je m’adressai à un vendeur de journaux en regardant prudemment derrière moi :

— Vous n’avez pas peur de vendre ça?

— Les gens n’ont plus peur. Nous voulons entendre des critiques et avoir finalement quelque chose de bien. J’en ai commandé cent exemplaires cette semaine, mais j’en ai demandé cinq cents pour la semaine prochaine.

Même si, dans les pages de ce pittoresque magazine, la satire n’était pas des plus féroces et s’en prenait essentiellement à la corruption la plus évidente, l’idée même d’une publication échappant complètement à l’autorité de l’État était inconcevable. Je trouvai les bureaux d’Al-Doumari dans un quartier riche habité par la classe moyenne. Ali Farzat était à la fois le propriétaire, l’éditeur et le rédacteur en chef. Vêtu d’un jean soigneusement repassé, il arborait une épaisse barbe et affectionnait les gros cigares cubains. Farzat affirma que c’était Bachar Al-Assad lui-même qui l’avait encouragé à créer son hebdomadaire sept ans auparavant, mais, même si Bachar était alors le fils du président et était désormais chef d’État depuis un an, les lois concernant la presse n’avaient changé que tout récemment.

— Quand le premier numéro est sorti, j’ai appelé le docteur Bachar, raconta-t-il. Il était très heureux de la nouvelle; il aime ce genre de choses.

— Mais le gouvernement tient encore le pays par la peur! insistai-je.

Farzat s’enfonça dans son fauteuil et mit les bras au-dessus de sa tête comme pour se protéger des coups qu’on pourrait lui donner, puis il éclata de rire.

— Nous vivons dans une nouvelle ère. Bachar aime les initiatives, il les respecte. Il aime les arts et les sciences. C’est un homme jeune. Il a un plan en tête et il le met en place, étape par étape. Les réformes finissent par s’imposer d’elles-mêmes, c’est comme avoir besoin de respirer.

Trois mois après que Bachar eut pris le pouvoir en juin 2000, quatre-vingt-dix-neuf personnalités influentes lui avaient écrit pour demander plus de libertés publiques. En janvier 2001, ce furent mille politiciens et réformateurs qui allèrent encore plus loin en exigeant que l’état d’urgence en place depuis quarante ans soit levé. Pendant cette période, affirmaient-ils, « la société a été profanée, ses richesses ont été pillées et son destin, mis entre les mains de tyrans et de gens corrompus ». Il semblait que quelque chose était bel et bien en train de se passer en Syrie, mais plus je creusais, plus je découvrais que les choses n’avaient guère changé.

Le régime avait étouffé dans l’œuf le mouvement des forums formés d’intellectuels de tendance gauchisante. Le docteur Bachar, qui avait donné le feu vert à la tenue de ces forums de dialogue national, les avait soudainement dénoncés comme étant des « exercices intellectuels stériles » en expliquant à un quotidien arabe qu’il fallait que les Syriens « évitent de donner l’occasion à ceux qui cherchent à devenir des leaders d’exploiter ces forums » et que « la stabilité et l’efficacité sont plus importantes pour le développement du pays que la vitesse ». Une dame de la bonne société avait été prise à faire circuler un courriel représentant le chef de l’État dans une union inconvenante avec le président libanais et avait été incarcérée.

Dans le premier numéro de l’Allumeur de réverbères, Farzat avait évoqué la possibilité d’un remaniement ministériel, ce qui, en Syrie, constitue une manière détournée de se débarrasser d’anciens ministres corrompus. En privé, il me confia que ces gens-là « profitent de la peur, comme des pillards après un tremblement de terre. » Pourtant, la une du numéro suivant avait fait preuve de plus de réserve en publiant un article sur l’éducation mixte dans une lointaine province située au bord de l’Euphrate. « Est-ce que cela constitue de l’autocensure? » demandai-je.

Devant nous, le dernier numéro montrait le dessin d’un homme qui marche dans la rue en regardant nerveusement derrière lui et qui se rend compte avec inquiétude que l’agent des services secrets armé qui le suit n’est que sa propre ombre.

— Nos articles n’ont jamais été interdits, mais il y a des règles à respecter. Nous ne pouvons pas nous en prendre à l’armée, ni nous lancer dans attaques personnelles. Comme partout, il y a des limites à ne pas franchir. Les secrets d’État, par exemple.

À ce moment-là, un Libanais en uniforme arborant une épaisse barbe noire passa la tête dans la porte. Je remarquai qu’il portait un pistolet à la ceinture. Il embrassa Farzat sur les deux joues; les deux hommes causèrent comme de vieux amis, puis il s’avéra que le Libanais cherchait en fait quelqu’un dans le bureau voisin.

— Qui était-ce?

— Aucune idée! fit Farzat en riant. Mais c’est exactement ce que notre magazine signifie. Nous représentons la rue, la rue syrienne. Nous nous en prenons à des aspects des traditions de notre société, par exemple quand un invité s’installe et reste trois jours et qu’on ne demande pas d’explication et qu’on ne sait pas pourquoi. On ne peut pas vivre de cette manière en permanence. C’est dans notre propre société que se trouve la cause de notre oppression, pas dans le gouvernement.

C’était pourtant de l’oppression du téléphone que Farzat souffrait (à l’instar de nombreux bureaux syriens, le sien n’avait pas de secrétaire), tout comme son frère qui venait de l’appeler de l’imprimerie appartenant à l’État. Tout avait été payé d’avance, mais les ouvriers avaient stoppé les presses. Farzat négocia, tenta de les amadouer en promettant un gros pourboire et les presses redémarrèrent.

Il y eut un autre visiteur : un jeune collaborateur de l’hebdomadaire qui avait fait des heures d’autocar pour venir toucher son salaire de quinze dollars. L’homme accepta de me parler, mais dans la rue et tout en marchant. Nous parcourûmes donc le quartier qui embaumait le jasmin et dont les fières demeures aux angles arrondis remontaient aux toutes premières années, après que le pays eut obtenu son indépendance de la France, en 1944.

— Notre pays est en train de s’éveiller en matière de culture, mais nous avons encore peur, m’expliqua-t-il en s’assurant qu’il n’était pas suivi par un policier. Pour les intellectuels, l’Allumeur de réverbères est aussi léger qu’une bulle de savon. C’est un symbole qui montre que le gouvernement parle beaucoup, mais ne fait rien.

Les censeurs du Ministère de l’Information ne semblaient pourtant pas des plus menaçants. Leurs bureaux se trouvaient au haut d’un immeuble vieillissant connu sous le nom de « Palais du Baas ». La façade était en travaux depuis des années et, à l’intérieur, les rénovations progressaient de manière irrégulière. Les fils nus pendaient dans les couloirs et le faux plafond avait perdu certains de ses panneaux. Sur les armoires, les piles de dossiers poussiéreux étaient maintenues ensemble par de la ficelle. Les bureaux des censeurs étaient recouverts de montagnes de journaux et de magazines. « Du thé? » fit l’un d’eux.

Ils avaient tous étudié dans une région ou l’autre de l’ancien bloc soviétique et se réjouissaient d’avoir l’occasion de bavarder et de partager leur conviction quant au complot américano-israélo-sioniste qui empêchait la Syrie d’avancer. Deux des censeurs venaient de familles qui avaient perdu leur maison dans la Guerre des Six Jours, lorsqu’Israël s’était emparé du plateau du Golan, soit une importante portion du pays que l’État hébreu occupait encore, au sud-ouest de Damas. L’un d’eux avait participé à la plus récente manifestation devant l’ambassade des États-Unis.

— Le seul problème, c’est que n’avons pas trouvé de pierres à lancer, fit-il avant d’ajouter pourtant : J’espère que L’allumeur de réverbères va prendre des forces et devenir quelque chose d’important, mais pour l’instant il a l’air un peu démuni.

Les censeurs n’étaient pas sans savoir que le magazine, tout comme les entreprises syriennes, ne jouissait d’aucun droit. Farzat n’avait que gagné une faveur individuelle et provisoire auprès du chef de l’État. Tout le monde semblait connaître sa place dans le pays. Les rares partis politiques autorisés, pris dans un « front » contre le Baas depuis des décennies, avaient été autorisés à publier leurs propres journaux, mais leurs combats semblaient n’avoir pas changé depuis qu’ils avaient été tous fermés en 1963. Dans le nouvel organe du parti communiste, l’éditorial se résumait à un exposé à valeur didactique portant sur la lutte des classes et qui s’étalait sous le slogan simpliste de « Travailleurs du monde entier, unissez-vous ». La renaissance du journal The Unionist, relique de l’éphémère union de la Syrie avec l’Égypte dans les années 1960, était encore plus incroyable : il faisait sa une d’une photographie de Gamal Abdel Nasser, le légendaire président égyptien mort depuis 1970.

Il était donc normal que les censeurs s’en soucient peu. Les vrais opposants, eux, s’en tiraient beaucoup moins bien. C’était le cas de Riad Seif, le politicien syrien le plus critique envers le régime. En ce printemps de 2001, nous pûmes encore nous voir dans son bureau moderne. Les yeux de ce franc-tireur brillaient; il avait tout récemment tenté de briser le monopole que la famille Assad exerçait sur le très lucratif secteur de la téléphonie cellulaire.

— C’est dangereux! Ils m’ont mis en faillite, raconta-t-il.

— Qui ça, « ils »?

— Les baasistes! Il n’y a pas de concurrence, pas de vitalité; ils n’ont pas d’idéologie avec laquelle se défendre. Dans les années 1950, les membres du Baas étaient tous des idéalistes, maintenant ce ne sont que des opportunistes. Leur cerveau s’est encroûté au point qu’ils croient leurs propres mensonges.

— Comme quoi?

— La sécheresse dure depuis deux ans; les fermiers n’arrivent pas à rembourser leurs prêts, il n’y a pas de travail dans les provinces et le chômage est un problème très grave. Contre tout cela, l’Allumeur de réverbères ne vaut pas mieux qu’une aspirine. Il n’y a toujours pas de base politique en mesure de s’attaquer aux véritables causes de la corruption; il n’y a pas d’organisations populaires, pas de véritables syndicats, pas de partis d’opposition. La séparation des pouvoirs n’existe pas, ni la liberté de presse.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait pour avoir parlé ainsi?

— Ils nous mettent le couteau sous la gorge et le laissent là. Les gens qui me soutiennent sont très discrets; personne ne veut courir de risques. Certains de mes amis ne m’appellent même plus. Je suis devenu isolé, mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas de soutien. Les intellectuels sont bien décidés à continuer. Ces quelques mois où nous avons joui de certaines libertés, où nous avons pu nous exprimer en nous débarrassant de certains tabous, nous avons vraiment aimé cela. C’est difficile de réapprendre à être discret. Nous ne sommes plus en 1980 : il y a Internet, la télévision satellite. Les Syriens ne font que semblant d’être des moutons.

Sauf que Seif se trompait en prédisant que les Syriens allaient sérieusement se révolter. Ils avaient peut-être raison d’être prudents, compte tenu des quatre décennies où le pays n’a pas connu de véritable vie politique. L’exemple de l’Irak allait plus tard montrer les périls qui attendent un pays lorsqu’une dictature est renversée, mais que la population n’a aucune idée de la manière de profiter de sa liberté. De toute façon, le régime syrien n’avait manifestement pas l’intention de procéder à des changements autres que cosmétiques. Après avoir discuté de ma semaine passée dans le pays, Bill Spindle et moi-même en arrivâmes à la conclusion que rien n’avait assez sérieusement changé en Syrie pour justifier un article dans le Wall Street Journal.

***

En 2002, deux ans après la prise du pouvoir par Bachar, Damas avait meilleure allure : les magasins semblaient mieux approvisionnés en produits importés, les restaurants étaient mieux éclairés, les gens étaient mieux informés et même les vieilles colonnes et les rues du souk Al-Hamidiyeh, le plus important de ville, faisaient l’objet de délicates restaurations. Les autorités répétaient que, si tout le monde faisait preuve de patience, les choses allaient vraiment changer. En janvier de la même année, dans son discours sur l’état de l’union, le président Bush avait classé la Syrie parmi les pays de « l’axe du mal »; j’étais convaincu qu’il avait tort. Je retournai voir Ali Farzat dans ses bureaux pour voir comment la lente lutte de son magazine pouvait symboliser un possible réveil du pays.

Je m’assis en compagnie de Farzat qui agita une feuille de papier : le gouvernement avait décidé que l’Allumeur de réverbères ne pouvait plus vendre que 14 420 exemplaires, et il lui fallait désormais passer par le réseau de distribution de l’État. Il s’emporta :

— Je dois vendre trente-cinq milles exemplaires pour rentrer dans mes frais! Il devrait y avoir des règles pour nous permettre de fonctionner comme une maison d’édition privée. Ils nous envoient ça sans prévenir, sans discuter. Ils se contentent de dire que la distribution doit passer par eux et ils exigent quarante pour cent des profits. Comme si le secteur privé travaillait pour l’État! Et en plus ils forcent toute la publicité à passer par l’Organisation de la publicité arabe qui appartient au gouvernement et qui prend vingt-sept pour cent des bénéfices! Ces gens-là ne font absolument rien et le gouvernement ne m’achète pas de publicité non plus.

— Vous ne pouvez pas vous plaindre? Vous adresser au docteur Bachar?

— Même le ministre de l’Information refuse de me parler au téléphone.

— Je connais ce genre de problème…

— Je ne sais plus quoi vous dire. Ce que nous publions a une influence sur les gens et nous visons les responsables, alors les gens qui craignent d’y perdre trouvent des moyens de lutter contre la nouveauté. Nous devons trouver de nouveaux moyens de faire avancer notre culture. Ce journal n’est pas que notre réussite, c’est celle du pays; c’est un symbole de développement. Il n’aurait pas dû s’arrêter si tôt…

Je poursuivis ma tournée, hésitant que j’étais à renoncer. J’appris ailleurs que, six mois plus tôt, Riad Seif, le courageux politicien de l’opposition, avait organisé une rencontre réunissant quelques centaines de militants prodémocratie. Il avait été ensuite jeté en prison et allait y rester plus de quatre ans. Un diplomate américain expliqua que le régime n’était plus mené par « l’homme fort », mais plutôt par le « grand mensonge » : de l’extérieur, le pays semblait l’endroit le plus stable de la planète, mais à l’intérieur, le régime se débattait chaque jour pour se maintenir.

Bien sûr, à l’instar de toutes les dictatures du Proche-Orient qui carburent à l’or noir, la Syrie ne changeait pas vraiment, entre autres parce que le pétrole représentait soixante-dix pour cent de ses revenus d’exportation. Il en allait de même en Iran : tant que le régime aura les moyens d’acheter le soutien de sa base politique, il pourra se maintenir en place. Les chefs d’État toléraient la corruption, car, en l’absence de toute légitimité populaire, ils pouvaient se fier à la loyauté des ministres corrompus. Tout comme en Union soviétique, qui fonctionnait grâce à une économie de ressources semblable, la dissidence était tolérée tant qu’elle ne représentait pas une menace directe. Inversement, un pays tel que la Turquie qui dispose de peu de ressources naturelles, n’a d’autre choix que d’être plus pluraliste, plus ouvert et plus démocratique puisqu’il lui faut chaque semaine emprunter sur les marchés national et international.

Je rendis visite à Haïtham Maleh, un vieil avocat qui, de son appartement remontant à l’époque coloniale dans le centre de Damas, s’obstinait à demander des comptes au régime. L’une des caractéristiques de la dictature syrienne était le fait que peu de jeunes songeaient même à lutter pour les droits de la personne. Sans plate-forme à l’échelle nationale, Maleh menait son combat en rencontrant des diplomates ainsi que les correspondants venus des pays arabes ou d’ailleurs. Il faisait parvenir à Bachar des missives soulignant les contradictions entre ce qu’affirmait la constitution et l’application des lois d’urgence. Il me montra la copie d’une ordonnance secrète selon laquelle les fonctionnaires n’étaient redevables que si leurs supérieurs l’autorisaient. Maleh était assis sous la tapisserie élaborée qu’il avait tissée en prison. L’idée que les États-Unis pourraient un jour réellement aider quelqu’un comme lui à faire avancer la démocratie en Syrie (ou ailleurs au Proche-Orient) le fit rire :

— Tous nos dictateurs sont des produits des États-Unis. C’est parce que les Américains ont intérêt à n’avoir qu’un seul interlocuteur pour régler leurs affaires. Dans notre cas, ils nous ont fabriqué un puissant dictateur fasciste, alors qu’est-ce qu’on peut faire?

Effectivement, au cours des mois qui avaient suivi le 11 septembre, la rhétorique américaine à l’égard de la Syrie était redevenue menaçante. Je passai devant une boutique qui proposait le damas si élégamment tissé; j’y allais souvent à l’époque où j’étais étudiant et c’est là que j’avais acheté la soie turquoise et scintillante dont ma femme avait fait sa robe de mariée. Je me souvins des balles et des rouleaux de tissus qui s’empilaient dans les années 1980 et formaient de véritables cascades d’or, d’argent et de vermeil, mais il n’en restait plus que quelques pièces. Le propriétaire, un Kurde, se plaignit que son commerce était moribond puisque les agences de voyage réduisaient au minium leurs arrêts dans ce pays réputé difficile et corrompu et que les touristes n’avaient plus le temps de faire les boutiques.

Sept ans plus tard, en 2009, l’importun Riad Seif ne serait toujours pas autorisé à sortir du pays pour faire traiter son cancer de la prostate. En fait, il avait été renvoyé en prison. L’état d’urgence décrété en 1963 était toujours en vigueur et des centaines de prisonniers politiques croupissaient en prison, dont plusieurs de ceux qui s’étaient fait connaître au cours du printemps mort-né de Damas. L’Allumeur de réverbères avait lutté pour sa survie pendant trois ans avant de finalement disparaître en 2003; l’histoire aurait pu donner lieu à un papier dans un autre quotidien que le Wall Street Journal qui ne croyait pas que les Américains souhaitaient entendre parler d’un autre échec. Les rédacteurs en chef préféraient les histoires optimistes. Après avoir fait le tour en ma compagnie d’une autre semaine perdue à faire des entrevues, Bill Spindle trancha : « On laisse tomber la Syrie, Hugh. Ça ne marchera pas. Ce n’est pas ta faute, mais le pays n’a pas changé alors il n’y a pas d’article à écrire. »

***

En février 2003, trois ans après le grand changement qui n’avait jamais été, je traversai une fois de plus la Syrie sur le chemin de l’Irak. Il me fallait me présenter au bureau de contrôle des frontières des moukhabat, les services secrets de « l’Intelligence » syrienne, oxymore qui fait les délices des mauvaises langues dans l’ensemble du Proche-Orient. Mon chauffeur me déposa au bout d’une longue file de barricades qui menait à un complexe entouré protégé par de hautes murailles de béton. Il était impossible de savoir quels services secrets syriens, de tous ceux dont le pays dispose, étaient logés à cet endroit. À la guérite, j’expliquai ma mission à un agent en civil, kalachnikov à l’épaule. À l’époque où j’étais étudiant à Damas, on voyait de tels gardiens devant les demeures des membres de l’élite et, le soir, une arme se pointait parfois vers moi avec méfiance quand je passais trop près.

— Vous connaissez le chemin? demanda le gardien.

Il aspira une autre gorgée de maté grâce à la paille de cuivre. Cette boisson est devenue particulièrement populaire auprès de minorités telles que les Druzes et les Alaouites depuis que certains de leurs membres ont immigré en Amérique du Sud pour fuir la pauvreté et les persécutions de la part de la majorité sunnite. Boire du maté est désormais un signe d’émancipation.

— Bien sûr que non, rétorquai-je.

Il m’indiqua le chemin d’un ton péremptoire et me lâcha dans le complexe des services de sécurité. Je cherchai mon chemin dans les rues envahies par la verdure de ce qui, à l’époque coloniale française, avait dû être un charmant alignement de villas. Elles étaient désormais plus ou moins laissées à l’abandon et la végétation était en voie de reprendre ses droits. La maison banale que l’on m’avait indiquée n’avait qu’un étage et semblait dans le même état de délabrement. À l’avant, l’eau s’écoulait du bassin d’une fontaine à la céramique verte et sale. Les ailes de la villa semblaient sur le point de s’écrouler et les carreaux de plusieurs fenêtres étaient brisés, mais, en arrivant dans la cour, je vis les signes d’une restauration en cours. Trois camions militaires russes se trouvaient là, ainsi qu’une camionnette dont un essieu était cassé. J’eus l’impression d’arriver chez le commandant d’une unité rebelle qui venait tout juste de s’emparer d’un poste avancé au fin fond d’un pays du tiers monde et non d’une branche de l’exécutif d’un gouvernement en état de marche. L’idée qu’un pays aussi délabré puisse préoccuper les stratèges américains me parut tout à coup complètement absurde.

Du haut des marches, quelqu’un cherchait à attirer mon attention. À l’intérieur, deux salles avaient été aménagées pour l’homme que j’étais venu rencontrer : le colonel Suleyman, à l’éclatante veste bleue à carreaux et à la molle poignée de main. Dans un coin, deux adolescents assis sur un canapé (l’un d’eux était le fils du colonel) jouaient avec un téléphone cellulaire Samsung dont ils tiraient de temps à autre une musique exaspérante qui résonnait dans la salle. Le colonel leur jetait alors un regard indulgent. Il fit servir du café, puis nous nous attelâmes à remplir les papiers. Il se fit une joie de m’expliquer que je me trouvais dans sur une base des services de renseignement militaire. Il s’empressa également à m’annoncer qu’il était un chrétien appartenant à l’Église syriaque. Je connaissais bien le cœur de cette ancienne religion qui se trouve en Turquie et je fus frappé du paradoxe : la Syrie était l’ennemie de Washington, essentiellement à cause des coups bas qu’elle avait portés à Israël et à l’Occident et à cause de sa dictature; la Turquie, elle, était l’alliée des Américains, et ce, pour différentes raisons, dont son caractère démocratique et ses liens avec Israël. Pourtant, en Turquie, un chrétien comme le colonel n’aurait jamais pu parvenir à un tel poste d’autorité. En fait, grâce aux efforts déployés par Ankara depuis près d’un siècle pour arriver à la pureté ethnique et religieuse, il ne reste pour ainsi dire plus de syriaques en Turquie. Le colonel chrétien illustra encore mieux le paradoxe : selon lui, c’était à l’idéologie arabe, nationaliste et laïque du Baas qu’il devait sa réussite, alors qu’elle était tant vilipendée par les États-Unis. La Syrie, avec sa mosaïque de groupes ethniques, était selon lui la société du Proche-Orient qui était restée le plus fidèle aux usages d’autrefois dans la région. Il est vrai que la première fois où j’ai vécu à Alep, je passais régulièrement devant la boutique d’un Arménien d’âge moyen qui pressait encore dans ses lourds moules de métal cet antique symbole de l’époque ottomane : le fez rouge et sans bord, orné d’un gland.

Puisque je me rendais en Irak, pays dirigé par un autre parti Baas et que les États-Unis s’apprêtaient à envahir, je demandai au colonel Suleyman de m’expliquer la différence entre un baasiste syrien et son cousin irakien.

— Oh, il y a une énorme différence, rétorqua-t-il comme s’il s’agissait de comparer le Nigéria et la Suisse; ils sont de droite, nous sommes de gauche. Nous sommes plus ouverts d’esprit. Et notre chef est Bachar Al-Assad!

Il me fit remplir d’autres formulaires. Le paradoxe du prénom apparemment masculin de ma mère fit encore une fois nos délices; l’éducation de son fils nous donna du souci. Le colonel prit également le temps de répondre à un appel, se contentant de décrocher, d’écouter, puis de raccrocher. J’attendais poliment d’être relaxé. Le temps s’était arrêté.

Mes yeux tombèrent sur le téléviseur posé sur un meuble ornementé, devant une bibliothèque dépourvue de livres. La télévision syrienne diffusait en direct depuis le parlement où Bachar s’adressait aux députés et à la population. Nous le vîmes se lancer dans la série de commentaires spontanés caractéristiques du style « proche du peuple » qui lui donnaient l’allure d’un patriote radical, ou potentiellement d’un populiste.

Normalement, les affiches syriennes montrent cet ophtalmologiste formé en Angleterre dans la pose d’un Hamlet considérant l’état du monde d’un regard attristé, courroucé par les injustices et, peut-être (et seulement peut-être) fourbissant ses armes. Le colonel avait plutôt opté pour un portrait inhabituel de Bachar dans la pose d’un cruel tyran : complet noir, lunettes sombres et visage de marbre. Ailleurs, ceux qui n’étaient pas convaincus par l’ambigüité du président oscillant entre être et ne pas être, lui joignaient un portrait de son père, Hafez, qui, bien que mort, n’en affichait pas moins un air dur et résolu. Ou encore un portrait militaire du dauphin présumé de Hafez, Bassel, mort lui aussi, mais décédé bien avant son père, dans un accident de voiture alors qu’il roulait à tombeau ouvert afin de prendre l’avion. Grâce à ce sinistre triumvirat formé du père de la Syrie, du fils et de l’esprit, le régime cherchait à donner l’illusion que le pays était mené par les durs à cuire de cette région du monde. Il s’agissait ainsi de mettre en garde quiconque aurait l’idée de comploter contre la tribu Al-Assad ou contre son pays. Suleyman montra l’écran du doigt : « Regardez le docteur Bachar, fit-il avec admiration. Il parle sans même un discours écrit d’avance. On voit qu’il est intelligent. »

Je songeai que Bachar était lui aussi un prisonnier, un peu comme tout le monde en Syrie, mais me tins coi. Les Syriens, y compris le colonel qui me congédiait gaiement d’un geste, voulaient encore croire que le passage d’un Assad à un autre signifiait que les choses allaient s’améliorer dans leur vie politique si mise à mal. Mais il était indéniable qu’il faudrait du temps.